Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le jardin de Minerve
Le jardin de Minerve
  • Quand la géopolitique et la stratégie militaire sont vues avec les yeux d'une femme... J'ai 20 ans d'expérience professionnelle dans ces domaines et un doctorat sur les conflits asymétriques. Libre utilisation des informations mais citez ce blog.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
15 février 2019

LA THEORIE DES CHOIX COLLECTIFS: A LA BASE DE L'INGENIERIE CONSTITUTIONNELLE

La Théorie des Choix Collectifs[1] offre un point de départ intéressant pour analyser les relations entre acteurs sociaux. Cette théorie examine notamment comment un groupe agrège les préférences des individus qui le composent afin de prendre une décision collective sur le film à voir au cinéma ou bien le choix du régime politique[2].

Le théorème de possibilité générale d’Arrow[3] affirme que toute décision est fonction du bien-être social[4]. Elle doit satisfaire des critères techniques (les choix doivent être rationnels et transitifs[5]), éthiques (il existe une égalité de pouvoir entre les décideurs[6]) et pratiques, mais in fine une décision est nécessaire. Par exemple, le principe du choix à la majorité simple ne respecte pas certains critères mentionnés ci-dessus, car certains individus seront contraints de modifier leur ordre de préférence[7]. Si personne ne modifie ses préférences on se trouve face à une situation de non-décision sociale, voire de conflit. Le conflit qui oppose l’Inde au Pakistan à propos du Cachemire en est un exemple. Devant le refus indien d’organiser un référendum d’autodétermination dans cette province à majorité musulmane mais sous l’autorité d’un Maraja hindou, le Pakistan a vainement recherché en 1948 et en 1965 une solution militaire. Depuis un demi-siècle, le Cachemire est divisé en trois parties : le Jammu, ou le Cachemire indien, qui représente 45% du territoire, le Azad, c’est-à-dire le Cachemire pakistanais ou Cachemire libre, comprenant 33% du territoire, et l’Asai Chin, une partie sous administration chinoise, qui correspond à 22% du territoire. Comme personne n’a l’intention de céder, la situation dans la région reste très tendue[8].

Le théorème d’Arrow entre dans le contexte plus général de l’ingénierie constitutionnelle[9]. Il précise le rôle du système électoral sur la stabilité d’un régime et les changements de régime d’une unité politique[10]. Par exemple, si les fractures sociales[11] sont très fortes ou si le système électoral est conçu de telle sorte que l’élu obtienne tout le pouvoir, la probabilité d’avoir une guerre civile sera très grande. En même temps, si le système électoral en place donne une partie du pouvoir à celui qui n’obtient pas la majorité, la probabilité de déclenchement d’une guerre civile est réduite. Dans ce dernier cas, pour gouverner, il faut faire un compromis avec l’opposition. Il en résulte un certain affaiblissement des prises de décisions[12].

L’ingénieur constitutionnel ou celui qui met en place le système politique et électoral doit être capable de comprendre quels sont les enjeux les plus importants afin de sélectionner le système de choix collectifs le plus adapté à la situation sociale[13]. S’il est possible de jouer sur les mécanismes électoraux notamment au sein d’un régime démocratique, la situation devient plus compliquée dans un régime totalitaire. En effet, la seule solution pour le dictateur est l’utilisation de la force afin de contraindre le reste du monde à modifier leurs ordres des préférences en conformité avec le sien[14].

Ainsi, les minorités qui ne veulent pas modifier leurs préférences peuvent trouver dans le contexte du cyberespace d’autres acteurs qui partagent leur vision. Par conséquent, elles peuvent trouver la force de modifier la situation et de contraindre la majorité à modifier son choix grâce à des soutiens externes. Toutefois, pour atteindre cet objectif, il faut avoir des moyens économiques et financiers afin d’acquérir les technologies et l’expertise nécessaires et, ainsi, planifier sa stratégie de communication par rapport aux médias. En tout cas, pour que ces minorités puissent représenter un défi à l’équilibre international, il faut qu’elles aient la volonté d’utiliser la force[15]. Pour des acteurs non étatiques, il s’agit de violence, et non pas de puissance qui, elle, trouve sa légitimité dans la souveraineté[16].

Le même raisonnement reste valable pour les organisations internationales. Quand tous les États membres ont le même pouvoir de vote, l’efficacité du processus de prise de décision est très faible. A ce titre, l’exemple de l’ONU[17] est remarquable[18]. Il est en effet pratiquement impossible d’avoir le consensus de tous les pays sur les questions internationales.



[1] Les ouvrages suivants permettent d'acquérir une bonne compréhension de ces concepts : Kennet Arrow, Social Choices and Individual Values, Cambridge University Press, Cambridge, USA 1951; David Black, The Theory of Committees and Elections, Cambridge University press, Cambridge, USA, 1958; John M. Buchanan, George Tullock, The Calculus of Consent, Ann Arbor, The University of Michigan, USA, 1962; Albert Downs, An Economic Theory of Democracy, Harper and Brothers, New York, USA, 1957; Giovanni Sartori, Tecniche decisionali e sistema dei comitati, en Rivista Italiana di Scienza Politica, n.4, Rome, Italie, 1974 et Henri K. Sen, Collective Choice and Social Welfare, Holden-day, San Francisco, USA, 1970.

[2] Voir la définition de la Théorie des Choix Collectifs dans l’ouvrage de Norberto Bobbio, Nicola Matteucci et Gianfranco Pasquino Dizionario di politica, UTET, Turin, Italie, 1992. Il est évident qu’il existe des différences entre les grands groupes et les petits groupes, car dans un petit groupe l’interaction entre les acteurs est différente de celle des grands groupes.

[3] Kennet Arrow, Social Choices and Individual Values, Cambridge University Press, Cambridge, USA 1951, p. 21.

[4] Arrow, comme tous les économistes, considère que l’objectif de toute action est la maximisation de la fonction d’utilité.

[5] Si le choix A est préféré au choix B et le choix B est préféré au choix C, alors le choix A sera préféré au choix C.

[6] Tous les membres du groupe sont libres d’ordonner leurs préférences comme ils le souhaitent et ne sont soumis à aucun type de conditionnement.

[7] Giovanni Sartori, Tecniche decisionali e sistema dei comitati, en Rivista Italiana di Scienza Politica, n.4, 1974, p. 53.

[8] Dans l’annexe 1, nous pouvons remarquer la quantité d’attentats terroristes qui ont eu lieu au Cachemire en 2002.

[9] Il s’agit d’un domaine des sciences politiques qui concentre son attention sur la conception des régimes politiques et les raisons de leur stabilité-instabilité.

[10] On préfère utiliser le mot unité politique plutôt qu’État car on veut inclure aussi des acteurs internationaux qui ne sont pas des États-nations.

[11] On fait référence au modèle de Rokkan comme présenté dans l’ouvrage de Stein Rokkan, Economy, Territory, Identity : Politics of West European Peripheries, Oxford University Press, Oxford, Royaume Uni, 1983, p. 134.

[12] Le cas de l’Italie peut bien représenter cette situation : à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, la société italienne était nettement divisée entre ceux qui soutenaient la Democrazia Cristiana et ceux qui supportaient le Partito Comunista. Donc, si on avait opté pour un système à l’américaine, dans lequel celui qui a la majorité obtient tout le pouvoir, l’Italie aurait sombré dans la guerre civile. Or, on a opté pour un système électoral qui permettait de gagner sans tout gagner et de perdre en maintenant quand même un certain pouvoir. Aujourd’hui, la situation sociale a évolué et les fractures qui existaient il y a cinquante ans se sont réduites. Donc, il a été possible de faire évoluer le système électoral. (Scipione R. M. Novelli, Le nouveau système électoral italien, conférence, Milan, 21 avril 1994).

[13] Giovanni Sartori, Tecniche decisionali e sistema dei comitati, en Rivista Italiana di Scienza Politica, n.4, Rome, Italie, 1974, pp. 118-141.

[14] Giovanni Sartori, Democrazia cosa è, Rizzoli Editore, Milan, Italie, 1993, p.121-125.

[15] Defense Intelligence Agency, Vector 21. Strategic Plan 1999-2000, DIA, Washington DC, USA, 2000.

[16] Paolo Farneti, Lineamenti di Scienza Politica, Franco Angeli, Milan, 1990, p. 36.

[17] Charte des Nations Unies, New York, USA, 1945.

[18] Les décisions sont prises par consentement tacite sans opposition, c’est-à-dire que l’on approuve une décision si personne n’est contre, et il n’existe aucune démarche active de la part des membres.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité